[Traduction de Sabrina Laurent]
Cette critique est reproduite ici avec l’aimable autorisation du Professeur Capet et du journal en ligne pluridisciplinaire Cercles, où elle a d’abord été publiée. Le texte original a été remis en forme et illustré pour le Victorian Web par Jacqueline Banerjee. Cliquez sur les images pour les agrandir et obtenir plus d’informations.
On s’attendrait à ce que la bibliographie sur Mackintosh, figure majeure de l’art britannique, soit aussi vaste qu’écrasante, mais ce n’est en vérité pas le cas. James Macaulay rend indirectement hommage à l’œuvre pionnière de Nikolaus Pevsner (à partir de 1936) et de Thomas Howarth (à partir de 1950), ce dernier étant devenu le plus éminent spécialiste de Mackintosh avec la publication de trois éditions de son Charles Rennie Mackintosh and the Modern Movement (1952 – 1990). Fait inhabituel pour les biographies de personnalités importantes, l'auteur ne se sent donc pas tenu (à juste titre) de justifier la publication d'un autre livre sur la vie et l'époque de Mackintosh.
Le superbe ouvrage dont cette critique fait l’objet est apparemment né d’une rencontre entre l’auteur et le photographe, ce dernier étant décédé une fois les photos prises et avant la publication du volume. Il ne fait aucun doute que l’on pourrait acheter ce livre uniquement pour la richesse de ses photographies, mais cela ne veut pas dire qu’il s’agit ici d’un ouvrage purement illustratif dont le texte serait sans intérêt, loin de là. Macaulay nous raconte qu’il est né et a grandi à Glasgow et se souvient du sirop à l’orange qu’il buvait avec sa mère au Tea Room d’Ingram Street, avec « l’ordre d’observer l’immense manteau de cheminée en plomb ainsi que les autres décorations ».
The Trongate in 1849, de William Simson. Source : frontispice, Renwick
Le fait que l’auteur ait un grand attachement à sa ville natale ne fait aucun doute dans la préface et le premier chapitre, qui s’attarde longuement sur l’époque où Glasgow fut au sommet de sa prospérité, entre la naissance de Mackintosh en 1868 et son départ de la ville en 1914. On apprend ainsi qu’à la veille de la Grande Guerre « Glasgow était devenue la sixième plus grande ville d’Europe, juste derrière Londres, Paris, Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, toutes des villes impériales » et que l’on « pourrait affirmer que dans le siècle suivant l’année 1845, presque tous les articles fabriqués n’importe où dans le monde étaient également produits à Glasgow ». Ce dynamisme économique produisit naturellement de grandes richesses, quoique très inégales, comme on peut s’en douter. Les grands commerçants, fabricants et hommes d’affaires dépensaient leur argent de manière ostentatoire en dépit de leur éducation presbytérienne très rigide, et c’est l’industrie du bâtiment (dont les architectes) qui en fut la première bénéficiaire. Comme on peut le lire dans un article paru en 1889, « Glasgow et l’ouest de l’Ecosse, grâce au développement de leur richesse et de leur population, offrent des opportunités permanentes pour des projets de construction ».
Glasgow devint « la ville la plus en vue de Grande-Bretagne » et en 1971 (malgré les actes de vandalisme des années 1960 qui, parmi d’autres faits de philistinisme éhonté, ont permis d’abattre la maison de Mackintosh pour y ériger à la place les disgracieux bâtiments en béton de l’Université) elle était toujours considérée comme étant le « plus bel exemple encore visible d’une grande ville victorienne ». Le livre comporte de larges photographies en couleurs des grands édifices victoriens au milieu desquels Mackintosh a grandi : Charing Cross Mansions (J.J. Burnet [Fig. 6-7], la Glasgow Savings Bank (James Salmon [Fig. 14-16]) et beaucoup d’autres comme St. Andrew’s Halls (James Sellars [Fig. 32-33]) ou encore Westbourne Church (John Honeyman [Fig. 55]).
Cette description détaillée du développement économique de Glasgow semble doublement justifiée car elle permet de remettre la vie de Mackintosh dans son contexte : le déplacement des élites de la ville vers ses quartiers ouest fut suivi par celui de la famille de Mackintosh ainsi que de son cercle professionnel, et bien sûr celui lui apporta des commandes. L’une des conséquences inattendues de cette installation à l’ouest fut la réaffectation d’une partie des profits réalisés par la 1ère Exposition Internationale de Glasgow, organisée à Kelvingrove Park en 1888, à la construction d’une nouvelle école d’art. Un chapitre intitulé « Les mentors » est consacré aux « trois hommes qui eurent la plus grande influence sur sa vie professionnelle et privée » : John Honeyman (1831 - 1914), John Keppie (1862 - 1945) et James Herbert McNair (1868 - 1955). Devenu un apprenti architecte en 1883 (grâce aux cours du soir de l’Ecole d’Art fondée en 1840), Mackintosh fit ses débuts au sein du cabinet de John Honeyman en 1888, puis John Keppie devint son associé un an plus tard lorsque McNair les eut rejoints (Mackintosh devint un associé à part entière en 1901 et McNair quitta le cabinet en 1895 pour s’installer comme « architecte et designer »). « D’après les archives de l’école, il est évident que Mackintosh était l’étudiant le plus remarquable de sa génération », écrit Macaulay avant d’ajouter rapidement que Keppie et McNair « étaient dans son sillage » ; il relate largement les liens complexes d’émulation, d’amitié et de rivalité qui existaient entre ces fortes personnalités, l’amour et le mariage venant encore compliquer ces relations lorsque Mackintosh fit pendant un temps la cour à Jessie Keppie (la sœur de John) et que McNair épousa Frances MacDonald (1899), puis lorsque Mackintosh finit par se marier l’année suivante avec la sœur de cette dernière, Margaret.
Entrée de la Glasgow School of Art (avant l’incendie).
Macaulay dénoue tous ces fils à la fois formateurs, artistiques, émotionnels et professionnels qui ont déterminé la vie de Mackintosh dans les années 1890, depuis la réception de son prix qui lui permit de visiter l’Italie en 1891 jusqu’à la formation du groupe « The Four » (McNair, Mackintosh et les sœurs MacDonald) au milieu des années 1890 et sa remise de projets (couronnés ou non de succès) pour d’importantes commandes à la fin de la décennie. Cet exposé très détaillé et parfaitement documenté est illustré d’exemples d’œuvres réalisées par The Four – en particulier une superbe armoire à tabac peu connue de McNair (fig. 101). Sans surprise, un chapitre entier est dédié à la Glasgow School of Art: la genèse de la commande, la genèse du projet de Mackintosh, ainsi qu’une analyse des points forts et des points faibles de ce qui est « l’un des modèles les plus emblématiques de l’architecture du 20è siècle », le tout illustré de superbes photographies en couleurs. Ses autres projets à Glasgow, comme les édifices du Daily Record et du Glasgow Herald, ainsi que Queen’s Cross Church, sont également largement documentés.
Macaulay does his best to tease out all these complicated formative, artistic, emotional and professional threads which concurrently shaped Mackintosh’s life in the 1890s, from the prize which allowed him to visit Italy in 1891 to the formation of “The Four” (McNair, Mackintosh and the MacDonald sisters) some time in the mid-1890s and his submission (sometimes successful, sometimes not) of projects for major commissions in the last years of the century. All this very detailed and excellently documented discussion is illustrated by examples of work from the Four — most notably a superb little-known Smoker’s Cabinet by McNair (Fig. 101). Not unexpectedly a full chapter is devoted to the Glasgow School of Art: the genesis of the commission, the genesis of Mackintosh’s treatment of it, and a discussion of the strong and weak points of what is “one of the twentieth century’s iconic architectural statements” (175) — the whole with superb colour photographs to illustrate the points made. His other major Glasgow commissions, like the Daily Record and Glasgow Herald buildings and the Queen’s Cross Church, also naturally receive full treatment.
A gauche : Hill House, photographie © David P. Howard. A droite : intérieur des Willow Tea Rooms.
Une autre relation complexe émergea cette fois avec l’avant-garde continentale, en particulier l’attaché culturel allemand à Londres, Hermann Muthesius, les Sécessionnistes Viennois, ainsi que les diverses publications d’art et d’architecture de l’époque. Le concours lancé en 1901 par la Zeitschrift für Innendekoration du meilleur design pour une « Wohnhaus eines Kunst-Freundes » (que l’on peut traduire par une « maison pour un amateur d’art ») est relaté en détails, ainsi que la participation des Mackintosh aux expositions de la Sécession Viennoise (1901) et de Turin (1902). Nous le savons, la construction de sa « maison pour un amateur d’art » ne fut pas réalisée avant les années 1990, et l’ouvrage en reproduit une magnifique photo sur une page et demie, prise lors d’une belle journée sans nuages et avec un ciel d’un bleu profond. Les revues Dekorative Kunst et Deutsche Kunst & & Dekoration s’intéressèrent de près à ses deux grands projets du début des années 1900 : Hill House (achevée en 1904) et les Willow Tea Rooms (construits, agrandis et décorés entre 1903 et 1909).
Bien qu’admettant que l’on « ne puisse deviner les processus créatifs de Mackintosh », Macaulay explore néanmoins de manière extraordinairement détaillée la manière dont l’artiste a su parfois concilier des exigences utilitaires avec un design novateur. En fait, il semblerait que ce soit seulement à partir de son déménagement en 1906 que Mackintosh ait commencé à appliquer son art à son environnement, aujourd’hui fidèlement reproduit à la Hunterian Art Gallery, où les belles photographies en couleurs ont été prises.
Le chapitre se termine sur une note plus triste. Macaulay cite les souvenirs de Walter Blackie (membre de la célèbre famille d’éditeurs), qui avait passé commande pour Hill House et avait rendu visite à Mackintosh en 1914, lequel « était assis à son bureau, à l’évidence dans un état de grande dépression », avant qu’il ne quitte Glasgow pour toujours : « Il expliqua combien c’était difficile de ne recevoir aucune reconnaissance générale ; seuls quelques-uns avaient vu le mérite de son travail et la plupart ne lui prêtait aucune attention ». Sa dépendance au whisky n’arrangea rien. Une fois encore, Macaulay tente, de manière très convaincante, de saisir ce que Mackintosh pouvait avoir à l’esprit ; il ne s’agissait pas cette fois des « processus créatifs de Mackintosh » mais plutôt de la « perte de confiance en soi » que Blackie avait remarquée, du moins dans le domaine de l’architecture puisqu’il s’est ensuite tourné vers la peinture de fleurs et l’aquarelle, notamment pour reproduire les paysages de Port Vendres, près de la frontière franco-espagnole, là où les Mackintosh s’étaient finalement établis à partir de 1923 et jusqu’à sa mort en 1928, après avoir vécu sur la côte du Sussex et à Chelsea. Cette lente descente aux enfers a duré pendant plus de quinze ans, avec une question (à laquelle Macaulay ne peut que très vaguement répondre en dépit de ses efforts), celle du pourquoi. L’épilogue s’achève sur une autre note triste ; elle ne concerne pas cette fois la vie personnelle de Mackintosh mais la manière dont il est tombé peu à peu dans l’oubli du monde de l’architecture pendant l’entre-deux-guerres, même à Glasgow. Il parait aujourd’hui invraisemblable qu’aucune illustration de l’extérieur de la Glasgow School of Art n’ait été publiée avant 1930, et aucun plan avant 1950. L’ouvrage en reproduit bien sûr de nombreux exemples (fig. 138 – 145).
La succession de ces évènements n’est pas toujours facile à suivre dans la narration faite par Macaulay, mais fort heureusement, il inclut en fin d’ouvrage une chronologie d’une double page. Sa bibliographie est complète et à jour, quoiqu’elle ne soit pas classée par sujet, ce qui l’aurait rendue davantage utile pour des recherches ultérieures. La relecture a dû être minutieuse : aucune coquille n’est détectée, ce qui correspond bien à la très bonne qualité générale de cet ouvrage, reproduit sur un papier épais et dont la reliure est cousue (et non pas collée). Il ne fait aucun doute que Charles Rennie Mackintosh a sa place dans toutes les bibliothèques d’art et d’architecture, mais son public ne devrait pas se limiter à un lectorat érudit : il est aussi un cadeau parfait pour tout « amateur d’art ».
Bibliographie
Macaulay, James. Charles Rennie Mackintosh. Photographies en couleurs de Mark Fiennes. New York : W.W. Norton & Co., 2010. Livre relié. 304 pages. ISBN 978-0-393-05175-9. $65.00 / £42.00
Dernière modification 23 novembre 2021; traduction de Sabrina Laurent 5 juillet 2022