Introduction
e cinquième volume de Modern Painters, publié en juin 1860 chez Smith, Elder & Co, est consacré dans un premier temps à la beauté de la végétation et des nuages, prolongeant ainsi l’étude du paysage entamée dans le troisième volume, quatre ans plus tôt. Le chapitre traduit ici ouvre un nouveau volet de la réflexion, si l’on reprend la division tripartite annoncée en 1843. Ruskin se proposait alors d’examiner successivement « l’idée de vérité »; « l’idée de beauté »; et « l’idée de relation » (3.130). Dans les premières lignes de « The Law of Help », Ruskin confirme qu’il entame « la dernière et la plus importante partie » de son sujet, consacrée aux « relations de l’art à Dieu et à l’homme: son œuvre au service des êtres humains et de leur Créateur ». C’est sous le registre de l’« invention » que Ruskin regroupe ces réflexions finales, invention à la fois « formelle » (division 8) et « spirituelle » (division 9). Toute cette section sur l’invention, qui termine donc l’entreprise monumentale des Modern Painters entamée dix-sept ans plus tôt pour défendre l’œuvre de Turner, semble aussi le lieu de l’éclatement de l’esthétique de Ruskin. Les tableaux et œuvres littéraires commentés servent surtout de prétextes à une analyse des maux de la société victorienne et à un appel à la réconciliation des hommes entre eux et avec la nature.
« The law of Help » a pour objet formel l’idée de composition en peinture, définie comme le concours ou « l’entraide » de tous les éléments au sein d’un tout. L’entraide se décline en deux genres plus ou moins élevés : la « consistance » (traduit ici par « agencement ») qui concerne les atomes de la matière inanimée lors de la cristallisation; et la « helpfulness » proprement dite, entre les parties d’un organisme vivant (§4-6). Ruskin recourt pour s’expliquer à un « exemple » inattendu: il imagine la transformation des éléments de la boue d’une « ville manufacturière » en gemmes ou flocons de neige, par l’effet de l’agencement de leurs atomes. Même s’il n’est pas absurde d’un point de vue scientifique, cet exercice de pensée vaut surtout pour sa puissance allégorique face à l’industrialisation de l’Angleterre: Ruskin démontre ainsi que la « compétition » et l’« anarchie » actuellement à l’œuvre peuvent être réformées et dépassées dans le sens d’une « économie politique de la coopération » (§7-9). Après cette leçon de minéralogie, retour sur le pouvoir de composition des artistes: la manière dont les éléments d’une composition interagissent; le caractère inexplicable et mystérieux de leur effet; pourquoi la composition relève de la puissance, spécifiquement humaine, de l’invention (§10-13). Afin de démontrer la « dignité » d’une telle puissance, Ruskin propose une typologie des professions humaines. Parmi elles, la catégorie de « doers » donne l’opportunité de réfléchir à ce qui caractérise un acte intentionnel (« deed »), et la croyance qui le soutient (§14-18). C’est dans la catégorie de « makers » qu’on retrouve les artistes, capables de faire naître la vie, au sens préalablement défini, dans les choses. La Création du monde par Dieu en est le modèle, et les poètes au sens de la poïesis grecque – artisans et créateurs – en sont les continuateurs (§19-20).
Ces réflexions ne sont pas entièrement nouvelles. Ruskin avait déjà approfondi dans le second volume, en 1846, les différentes formes de « l’unité », y compris celle des organes d’un être vivant, sous le registre de la « beauté typique » (4.92sq) ainsi que le problème de l’ « imagination associative » et de la « composition » picturale (4.229sq); dans le troisième volume, en 1856, l’idée de poésie (5.28sq). Mais le couple de concepts Consistance/Help, appuyé sur l’interprétation du terme « holy » dans la liturgie, est nouveau. Et le terme « Help », ne l’oublions pas, est autant un cri de détresse qu’un processus. Cette richesse sémantique contribue à conférer au texte sa puissance symbolique exceptionnelle. « The Law of Help » rayonne dans tous les domaines de la philosophie ruskinienne : l’esthétique (la composition/invention formelle), la métaphysique (la vie et la création), l’exégèse biblique (« holy » = « helpful »), le socio-économique (la coopération et l’entraide humaine, la lutte contre le machinisme).
Il nous a semblé à la fois conforme à l’esprit du texte et plus élégant de traduire « Help » par « entraide » ou « entraider » dans presque toutes ses occurrences, plutôt que par « aide ». « Helpful » et « helpless » sont la plupart du temps rendus par « utile/inutile ». Pour « consist », qui est la manière dont les atomes de la matière inanimée peuvent s’entraider, nous avons opté pour « s’agencer ». Les notes sont de nous, sauf deux notes de Ruskin indiquées (JR).
La Loi de l’entraide [The Law of Help]
§1. Nous atteignons maintenant la dernière et la plus importante partie de notre sujet. Nous avons vu, dans la première section de cet ouvrage, jusqu'à quel point l'art est cohérent avec les faits physiques ou matériels. Dans la seconde section, nous avons examiné jusqu'à quel point il peut obéir et a obéi aux lois de la beauté physique. Dans cette dernière section, nous devons considérer les relations de l'art avec Dieu et l'homme; son œuvre utile [in the help] aux êtres humains et au service [service] de leur Créateur. Nous devons enquêter sur les divers Pouvoirs, Conditions et Buts de l'esprit qu’impliquent la conception ou la création d'images: le choix du sujet, et le mode et le déroulé de son histoire, et le choix des formes et leurs modes de disposition.
Ces phases de l'esprit concernant d’une part le choix et l’arrangement des événements, d’autre part le choix et l'agencement des formes et des couleurs, le sujet sera donc traité sous deux principales divisions: l'invention expressive [expressional], ou spirituelle, et l’invention matérielle ou formelle. Ces phases sont bien sûr reliées entre elles, car toute bonne invention formelle est également expressive. Cependant, par commodité, le mieux est de présenter d’abord ce qui peut être établi de la nature de l'invention formelle, avant de tenter d'illustrer cette faculté d’invention dans son registre supérieur.
§2. En premier lieu, donc, abordons l'INVENTION FORMELLE, autrement et plus communément appelée composition technique; c'est-à-dire la disposition de lignes, des formes ou de couleurs, de manière à produire le meilleur effet possible.
J'ai souvent été accusé de traiter à la légère cette qualité des œuvres. Le fait est que je ne l'ai évitée que parce que je la considérais comme trop grande et merveilleuse pour moi. Plus j’y réfléchissais, plus l’émerveillement croissait; et à titre personnel, c’est la qualité que je place au-dessus de toutes les autres pour le plaisir qu’elle me donne. Il en est beaucoup d'autres que j'admire et que je respecte; mais celle-ci me met en joie. L'expression, le sentiment, la fidélité à la nature sont essentiels, mais tout cela ne suffit pas. Jamais je ne me préoccupe de revoir une image mal composée; bien composée, je la quitte difficilement des yeux.
« Bien composée ». Cela signifie-t-il: selon la règle?
Non, précisément le contraire. Composée comme seul son auteur pouvait le faire; composée comme aucune autre image ne l'est, n'a été ou ne pourra jamais l'être à nouveau. Toute grande œuvre est solitaire.
§ 3. Il existe néanmoins certaines lois élémentaires d’arrangement qu’il est possible de retracer un tant soit peu. Je n'en noterai que quelques-unes dans ce travail, sans chercher à approfondir un sujet aussi complexe jusque dans ses premiers éléments. Ce sujet ne pourrait pas être traité avec la moindre prétention à l’exhaustivité sans avoir pu détailler les lignes de force [outlines] nombreuses et élaborées de grands tableaux. J'ai un vague espoir de me lancer un jour dans une telle entreprise. En attendant, je me bornerai à indiquer la place que doit tenir la composition dans notre conception. Et d'abord, demandons nous ce qu'est la composition, et dans quelle mesure elle est requise.
§4 La meilleure définition possible de la composition d’un tableau est l’aide que s’apportent tous ses éléments entre eux. J’aimerais que le lecteur se penche un peu sur ce mot « Aide ». C’est un mot grave.
Dans une substance que nous disons « inanimée », comme celle des nuages ou des pierres, les atomes peuvent se rassembler [cohere to each other] ou s’agencer ensemble [consist with each other], mais ils ne s’entraident pas [help each other]. La suppression d’un de ces atomes n’atteint pas l’ensemble. Dans une plante, au contraire, la suppression d’une partie atteint l’ensemble. Abîmez ou retranchez la moindre portion de la sève, de l’écorce, de la moelle, et l’ensemble sera atteint. Si une partie entre dans un état où elle n’aide plus l’ensemble et devient donc inutile [« helpless »], nous la dirons « morte ». Le pouvoir [power] qui fait que les différentes parties de la plante s’entraident, nous l’appelons vie. Ceci est encore plus vrai chez l’animal. Nous pouvons ôter la branche d’un arbre sans lui causer beaucoup de mal; mais non le membre d’un animal. L’intensité de la vie est donc aussi l’intensité de la force d’entraide [helpfulness] – c’est-à-dire la dépendance totale de chaque partie au tout. La cessation de cette entraide, nous l’appelons corruption; et la calamité de la perte est en proportion de la perfection de cette entraide. Plus la vie a été intense, plus sa corruption est terrible.
La décomposition d’un cristal n’est pas nécessairement impure. La fermentation d’un liquide sain commence à admettre l’idée de corruption; le déclin des feuilles, davantage; celui des fleurs, davantage encore; celui des animaux, d’une façon d’autant plus douloureuse et terrible qu’ils ont été plein de vitalité; enfin, la plus ignoble [foulest] de toutes les corruptions est celle du corps de l’homme; et, dans ce corps, celle qui est causée par la maladie plus que celle de la mort naturelle.
§ 5. Je viens de dire que, bien que les atomes d’une substance inanimée ne puissent pas s’entraider, ils pouvaient « s’agencer ». Cet « agencement » est leur vertu. Ainsi, les parties d’un cristal sont agencées, mais celles de la poussière ne le sont pas. Une adhérence ordonnée, la meilleure entraide que ses atomes puissent fournir, confère noblesse à cette substance. Lorsque la matière est soit agencée, soit vivante, nous l’appelons pure ou propre; lorsqu’elle est inagencée ou corrompue (inutile), nous l’appelons impure ou sale. La plus grande impureté étant celle qui est le plus opposée à la vie. La vie et l’agencement, donc, exprimant tous deux une nature morale (une entraide d’un ordre plus ou moins élevé), le Créateur de toutes les créatures et de toutes les choses, « par lequel toutes les créatures vivent et toutes les choses consistent »sup>1 est essentiellement et pour toujours l’Aidant [the Helpful One], ou en Saxon plus doux, le Saint [The Holy One].
Le mot « holy » n’a pas d’autre sens dernier: aidant, inoffensif, immaculé: « vivant » ou « Seigneur de vie ».
L’idée est claire et forte dans l’appel du chérubin: « Aidant, Aidant, Aidant, Seigneur Dieu des Hôtes, »sup>2 i.e. de tous les hôtes, légions et créatures de la Terre.sup>3
§6 Une chose est dans un état pur et saint lorsque toutes ses parties s’entraident et s’agencent. Elles peuvent être homogènes ou non. Les choses les plus pures, ou organiques, sont composées de nombreux éléments dans un état d’entraide total [entirely helpful state]. La première et la plus haute loi de l’univers – et l’autre nom de la vie est, par conséquent, « l’entraide » [help]. L’autre nom de la mort est « séparation ». Gouvernement et coopération sont en toutes choses et éternellement les lois de la vie. Anarchie et compétition sont éternellement, et en toutes choses, les lois de la mort.
§7 Peut-être le meilleur exemple, et le plus familier, que nous pourrions prendre de la nature et du pouvoir de l’agencement, sera celui des changements possibles dans la poussière à nos pieds. A l’exception d’un animal en décomposition, on ne peut guère concevoir un type plus absolu d’impureté que la boue ou la vase d’un sentier humide et très passant, située à la périphérie d’une ville manufacturière. Je ne dis pas la boue d’une route, puisqu’elle serait mélangée aux déjections animales; mais prenons seulement un gramme ou deux de la boue la plus noire d’un sentier battu, un jour de pluie, tout près d’une grande ville manufacturière.
§8 Cette boue sera faite dans la plupart des cas d’argile (ou de brique, qui est de l’argile cuite) mélangée à de la suie, à un peu de sable, et à de l’eau. Chacun de ces éléments est en guerre vaine [helpless] avec tous les autres, et ils détruisent réciproquement leur nature et leur force par la compétition et la lutte pour la place sous vos semelles, à chacune de vos foulées; - le sable pressant l’argile, l’argile pressant l’eau, et la suie se mêlant à tout et souillant l’ensemble. Supposons maintenant que ce gramme de boue soit laissé en parfait repos, et que ses éléments s’assemblent un à un en sorte que leurs atomes entrent dans la relation la plus étroite possible.
§ 9. Commençons avec l’argile. Elle-même piquée de substances étrangères, elle devient progressivement une terre glaise blanche, déjà belle; et déjà susceptible, sous l’effet d’une chaleur sèche, d’être transformée en la plus fine porcelaine, puis peinte et exposée dans des palais royaux. Mais il y a mieux que cet agencement artificiel. Laissez-la tranquillement suivre cet instinct qui la porte à l’unité, et elle deviendra non seulement blanche, mais claire; et non seulement claire, mais dure; et non seulement claire et dure, mais capable d’interagir de façon merveilleuse avec la lumière du soleil, et de recevoir d’elle ses plus beaux rayons bleus, rejetant tous les autres. Nous l’appelons alors un saphir.
Voilà pour la consumation de l’argile; accordons maintenant au sable une permission de repos similaire. Il devient lui aussi, d’abord, de la terre blanche; puis gagne en clarté et dureté; enfin apparaissent à sa surface des lignes parallèles infiniment minces et mystérieuses, ayant le pouvoir de refléter les rayons non seulement bleus mais verts, violets et rouges, qui se montrent alors dans la plus grande beauté de reflets concevable sur une substance dure. Nous l’appelons alors une opale.
Puis c’est à la suie de se mettre au travail; elle ne peut pas devenir blanche d’abord; mais loin de se décourager, elle travaille plus dur encore, en arrive finalement à la clarté et devient la substance la plus dure au monde; et voilà qu’elle troque son noir d’origine contre le pouvoir de refléter tous les rayons du soleil à la fois, dans le plus éclatant brasier qu’un solide puisse faire naître. Nous l’appelons alors un diamant.
Enfin, toute l’eau présente dans la boue se purifie ou s’unifie, heureuse déjà de se métamorphoser en une goutte de rosée; poussons-là encore dans ce processus vers un agencement plus parfait, nous la verrons cristalliser sous forme d’une étoile.
Et ainsi, d’un gramme de boue que nous donnait l’économie politique de la compétition, nous obtenons, dans l’économie politique de la co-opération: un saphir, une opale et un diamant, posé au milieu d’un flocon de neige [set in the midst of a star of snow].
§10. Or, l’invention en art désigne l’arrangement dans lequel chaque élément d’une œuvre s’agence ainsi avec tous les autres et leur vient en aide.
C’est la plus grande et la plus rare des qualités dans l’art. Le pouvoir qui la rend possible est absolument inexplicable et incommunicable; mais il est exercé avec une entière aisance par ceux qui le possèdent, et dans bien des cas même de façon inconsciente.
Dans une œuvre qui n’est pas composée, il peut y avoir beaucoup de belles choses, mais elles ne s’entraident pas. Au mieux, elles prennent place l’une à côté de l’autre, et le plus souvent elles entrent en compétition et se détruisent les unes les autres. Elles peuvent être reliées artificiellement de plusieurs manières. Mais un test permet de déterminer qu’on n’a pas affaire à une véritable invention: c’est quand, une partie étant supprimée, les parties restantes ne s’en portent pas moins bien. Dans une vraie composition, au contraire, ce qui reste après suppression d’une partie devient vain et sans valeur. Mais dans une œuvre mal composée, en général, si la moindre chose est supprimée, le reste s’en porte mieux, parce que l’attention n’y est pas troublée. D’où le plaisir pris par artistes inférieurs à des ébauches, et leur incapacité à finir une œuvre : tout ce qu’ils y surajoutent est destructeur.
§11. Dans une vraie composition, chaque élément aide non seulement tout le reste un peu, mais l’aide de sa puissance la plus totale. Chaque atome est pleine énergie; et toute cette énergie est bonne [kind]. Il n’est pas une ligne, une tache de couleur, qui ne fasse de son mieux, et son mieux consiste à aider [aid]. La puissance à laquelle cette loi est portée dans une œuvre réellement bonne et noble est totalement inconcevable pour l’observateur ordinaire, et aucun compte-rendu fidèle de celle-ci ne serait cru.
§12. La composition vraie est entièrement aisée à l’homme qui sait composer et il en est rarement fier, quoiqu’il la reconnaissance clairement. Par ailleurs, la composition vraie est inexplicable. Personne ne peut expliquer comment les notes d’une mélodie de Mozart ou les plis d’une pièce de draperie de Titien produisent leurs effets essentiels les uns sur les autres. Si vous ne pouvez le sentir, personne ne pourra, par le raisonnement, faire que vous le sentiez. Et la plus haute composition est si subtile que le public est enclin à la négliger, et qu’elle semble parfois insipide.
§13. Le lecteur pourrait être surpris que je donne une place si importante à l’invention. Mais dès lors qu’il saura reconnaître l’invention vraie de la fausse, il trouvera qu’elle est non seulement la plus haute qualité de l’art, mais qu’elle est tout simplement l’acte ou le pouvoir le plus merveilleux de l’humanité. C’est l’action qui appartient de façon prééminente à la création humaine; poihsis, ou poétique [poetry]. Si le lecteur va chercher ma définition de la poésie, il trouvera qu’elle est « la suggestion par l’imagination de raisons nobles pour une émotion noble », définition amplifiée plus loin en « assembler par l’aide de l’imagination »; autrement dit, l’imagination associative, décrite en détail dans le second volume, dans le chapitre auquel je viens de faire référence. Le mystère de ce pouvoir y est suffisamment exposé. C’est de sa dignité que j’aimerais dire un mot ou deux ici.
§14. Les hommes dans leurs divers emplois exercés, considérés au sens large, peuvent être convenablement répartis en cinq classes :
1. Les personnes qui voient. Ceux-ci en langage moderne sont parfois appelés touristes [sight-seers], une occupation de plus en plus en vogue chaque jour. Autrefois, on les appelait simplement des voyants.
2. Les personnes qui parlent. Ceux-ci, en langage moderne, sont généralement appelés orateurs et tribuns [talkers ou speakers], comme à la Chambre des communes et ailleurs. On les appelait prophètes.
3. Les personnes qui fabriquent [make]. Ceux-ci, en langage moderne, sont généralement appelés fabricants. Autrefois, ils étaient appelés poètes.
4. Les personnes qui pensent. Il ne semble pas y avoir d’appellation moderne très distincte pour ce genre de personnes, autrefois appelées philosophes, néanmoins nous en avons quelques-unes parmi nous.
5. Les personnes qui font [do]. En langage moderne, ce sont des personnes pratiques; autrefois, des croyants [believers].
Des deux premières classes, je n'ai que ceci à noter: que nous ne devons ni dire qu'une personne voit, si elle voit faussement, ni parle, si elle parle faussement. Car voir faussement est pire que cécité, et parler faussement, pire que silence. Un homme trop malvoyant pour distinguer la route du fossé peut sentir ce qui est fossé, et ce qui est route; - mais si le fossé pour lui apparaît comme étant la route, et le chemin comme étant le fossé, qu’adviendra-t-il de lui? La fausse vision est non-vision, le versant négatif de la cécité; et le faux discours, non-discours, le versant négatif du silence. Pour les personnes qui pensent, également, le même test s'applique sans faille. Leur profession est dangereuse; et depuis l'époque de la boutique à pensées d'Aristophane4 jusqu’à la grande entreprise allemande, ou manufacture à penser, dont les produits ont, malheureusement, pris en partie la place occupée autrefois, plus utilement, par les jouets de Nuremberg et la laine de Berlin, elle a souvent été nocive pour l'humanité. Il ne devrait pas en être ainsi, car une fausse pensée est plus distinctement et visiblement une absence de pensée, qu'une fausse parole est une absence de parole. Mais c'est concernant les deux grandes classes productives des praticiens et des fabricants [doers and makers] que j’ai ici un ou deux points importants à noter.
§15. Le lecteur a-t-il déjà réfléchi attentivement à ce que signifie « faire » [doing] une chose?
Supposez qu'un rocher tombe d'un flanc de colline, percute un groupe de maisons, et tue un certain nombre de personnes. La pierre a produit un grand effet dans le monde. Si quelqu'un demande, concernant les toits brisés: « Qu'est-ce qui a fait cela? », vous direz que la pierre l'a fait. Pourtant, vous ne parlerez pas de l’acte de la pierre. Si vous enquêtez et découvrez qu'une chèvre l'avait délogée en rongeant les racines des herbes qui poussaient en-dessous, vous trouvez que la chèvre est la cause active de l’accident, vous dites que la chèvre l'a fait. Pourtant, vous n’appelez pas la chèvre l’auteure [doer], et vous ne parlez pas de ses mauvaises actions. Mais si vous trouvez que quelqu'un est monté au rocher, dans la nuit, et dans un dessein délibéré l'a délogé afin qu'il tombe sur les chaumières, vous dites dans un tout autre sens: « C'est son acte; c'est lui qui en est l'auteur [doer]. »
§16. Il apparaît donc qu'un dessein et une résolution délibérés sont nécessaires pour constituer un acte [a deed or doing], au vrai sens du mot; et que lorsque, accidentellement ou mécaniquement, les événements ont lieu sans un tel dessein, nous avons bien des effets ou des résultats, des agents ou des causes, mais ni des actes ni des auteurs.
Or, comme nous le savons tous, la plus grande partie des choses qui arrivent dans la vie pratique se produisent sans dessein délibéré. Il y a toujours un certain nombre de gens qui ont la nature des pierres; ils tombent sur d'autres personnes et les écrasent. Quelques-uns encore ont la nature des mauvaises herbes, ils se tordent autour des pieds d’autres personnes et les enchevêtrent. Plus nombreux encore ont la nature des bûches et se trouvent sur le chemin, de sorte que tout le monde trébuchent sur eux. Et la plupart d’entre eux ont la nature des épines, placées au bord du chemin de sorte que chaque promeneur est égratigné, et toutes les bonnes graines écrasées; ou peut-être faire de merveilleux crépitements dans divers tuyaux, allant jusqu’à faire bouillir de l’eau et activer des pistons. Tous ces gens produisent un effet immense et douloureux dans le monde. Pourtant, aucun d'entre eux n'est un auteur [doers]; c'est leur nature d'écraser, de gêner et de piquer; mais l'acte n'est pas en eux.
§ 17. En outre, observez que même lorsqu'un effet final est recherché, vous ne pouvez pas l'appeler l'acte de la personne à moins que ce ne soit précisément ce qu'elle a voulu. Si une personne ignorante, visant à faire du mal, fait accidentellement du bien (comme un voleur indiscret qui amènerait une famille à découvrir à temps que sa maison est en feu); ou, vice versa, si une personne ignorante vise le bien et fait accidentellement du mal (comme un enfant qui donnerait de la ciguë à ses camarades parce qu’il l’aurait prise pour du céleri), vous n’appelez aucune de ces personnes les auteurs de ce qui en résulte. De sorte que, pour qu’un acte soit vrai, il est nécessaire d'en prévoir l'effet. Ce qui, en fin de compte, ne peut être accompli que par une personne qui connaît et, dans son acte, obéit aux lois de l’univers et de son Créateur. Et cette connaissance est, dans sa forme la plus élevée, quant à la volonté de l'Esprit Dirigeant [Ruling Spirit], appelée Confiance [Trust]. Car ce n'est pas la connaissance qu'une chose est, mais que, selon la promesse et la nature de l'Esprit Dirigeant, une chose adviendra. En outre, l'obéissance dans sa forme la plus élevée n'est pas l’obéissance à une loi constante et contraignante, mais une obéissance conquise [persuaded] ou volontairement cédée à un commandement; et dans la mesure où c'était une soumission conquise, on l'appelait anciennement, dans un sens passif, «persuasion», ou πιστις; et dans la mesure où elle seule faisait avec certitude ce qu'elle voulait faire, et elle seule pouvait le faire, et qu’elle était donc la racine et l'essence de toute action humaine, elle a été appelé par les Latins le «faire» [doing], ou fides, qui est passé dans le français « foi » et l’anglais « faith ». Et par conséquent, parce que Son action est toujours certaine, et Son parler toujours vrai, ainsi Son nom qui dirige les armées du Ciel est « Fidèle et vrai »5 et toutes les actions qui se font en alliance avec ces armées, qu'elles soient petites ou grandes, sont essentiellement des actes de foi ; et une telle foi, dans ce sens strict et éternel, soumet par conséquent tous les royaumes, et fait fuir les armées étrangères, et est à la fois la source et la substance de toute action humaine. .
\n§ 18. Ainsi donc des personnes pratiques, autrefois appelées croyants, comme exposé dans le dernier mot du plus noble groupe de mots jamais, autant que je sache, prononcé par un homme simple sur sa pratique, et l’ultime témoignage des dirigeants d'une grande nation pratique, dont l'acte devint alors un exemple d'action pour l'humanité :
«Ὦ ξεῖν᾿, ἀγγέλλειν Λακεδαιμονίοις ὅτι τῇδε κείμεθα, τοῖς κείνων ῥήμασι πειθόμενοι. »
«O étranger! (nous te prions), dis aux Lacédémoniens que nous sommes ici, ayant obéi à leurs paroles ».6
§ 19. Quel est, demandons-nous ensuite, le trait essentiel de la personne qui produit - le créateur ou maker, anciennement appelé poète? Nous avons vu ce qu'est un acte. Qu'est-ce donc qu'une « création »?
Mais, dira-t-on, « créer » ne peut pas être dit du travail de l’homme [man’s labour].
Au contraire, non seulement cela peut être dit, mais cela est dit et doit être continuellement dit. Vous ne parlez certainement pas de créer une montre, ou de créer une chaussure; néanmoins vous parlez de créer un sentiment. Pourquoi cela?
Revenez sur la plus grande de toutes les créations, celle du monde. Supposez que les arbres aient été si bien ou si ingénieusement assemblés, tige et feuille, mais incapables de pousser: auraient-ils été correctement créés? Ou supposez que les poissons aient été découpés et cousus finement à partir de peau et de fanons; et que pourtant, jeté sur les eaux, ils n’aient pas pu nager? Ou supposez qu'Adam et Eve aient été façonnés, tout aussi proprement, dans l'argile la plus douce, et que placés au pied de l'arbre de la connaissance, ainsi attachés à lui, ils aient été incapables de chuter, ou de faire quoi que ce soit d'autre: auraient-ils été créés correctement, ou même seulement créés en un sens quelconque?
§ 20. Il vous apparaîtra peut-être, après un peu de réflexion, que créer toute chose en réalité, c'est y mettre la vie [put life into it]. Un poète, ou un créateur, est donc une personne qui place les choses ensemble, non pas comme le métal de l’horloger, ou le cuir du cordonnier, mais de façon à y mettre vie.
Son travail est essentiellement celui-ci : rassembler et agencer la matière par l'imagination, de manière à y avoir en lui, à la fin, l'harmonie ou l’entraide à l’œuvre dans la vie, et la passion ou l'émotion de la vie. Le simple ajustement [fitting and adjustment] de matériaux n’est rien; c'est de l'horlogerie. Mais l'harmonie aidante et passionnée, essentiellement l'harmonie chorale, ainsi appelée du mot grec «se réjouir7», est l'harmonie d'Apollon et des Muses; les mots « Muse » et « Mère » étant dérivés de la même racine8, signifiant «recherche passionnée» [passionate seeking], ou amour, dont l’enjeu est la découverte passionnée [passionate finding], ou INVENTION sacrée. C'est pourquoi je n’accepterai pas, en cette matière, l’emploi d’un mot plus bas que celui d’invention. Et si le lecteur réfléchit à toutes ces choses, et les accepte et les suit, comme je pense qu'il le peut aisément après autant d'indications, il ne pensera plus que j’ai tort de placer l'invention si haut parmi les pouvoirs de l'homme; et il ne lui semblera pas non plus étrange que le dernier acte de la vie de Socrate fût de se purifier du péché d'avoir négligé la voix en lui, qui, dans toute sa vie passée, lui avait ordonné: « travaille, et crée l’harmonie9. »
Référence
Ruskin, John. The Works. Ed. E.T. Cook et Alexander Wedderburn. Library Edition. 39 volumes. London: George Allen, 1903-1912. 203-16.
Traduction 3 mai 2021