[** = disponible uniquement en anglais. Traduction par Vanessa Ly, Paris; formatage et liens hypertextes par George P. Landow.]
ans son livre Night's Black Angels: The Forms and Faces of Victorian Cruelty (“Les anges noirs de la nuit: les formes et visages de la cruauté victorienne”), Ronald Pearsall offre un contexte intéressant à **Jane Eyre, **Martin Chuzzlewit, La tour d’écrou, et aux autres romans victoriens où apparaît la figure de la gouvernante. La mode d’éduquer les filles à la maison au sein des classes moyennes et aisées a donné naissance au phénomène de la gouvernante. Aucun autre emploi pour femmes n’était aussi vulnérable que celui-ci. Les gouvernantes, de par leur modeste éducation, ne pouvaient prétendre à un autre travail que le leur. Lors du recensement de 1851, on en a dénombré 21 000 environ en Grande-Bretagne. La vie d’une gouvernante était principalement faite d’humiliation et de cruauté psychologique (voir le traitement infligé à Norah Vanstone dans **No Name (« Sans nom »), de Wilkie Collins). D’après The Quaterly Review, la gouvernante était « notre égale en naissance, manières et éducation, mais notre inférieure quant aux biens matériels … aucune autre classe ne demande de façon aussi cruelle à ses membres d’être, en termes de naissance, esprit et éducation, au-dessus de leur condition, justement pour convenir à leur condition ».
Dans les romans, les filles de gentlemen ruinés devenaient souvent gouvernantes, personnages tragiques luttant pour préserver leur indépendance envers et contre tout, jamais vraiment à leur place. La situation de la gouvernante était surtout pathétique parce qu’elle n’avait pas été élevée dans l’idée de se retrouver un jour dans une situation aussi misérable. Son salaire pouvait n’atteindre que huit livres par an. Charlotte Brontë gagnait vingt livres par an (en réalité, seize, étant donné que les frais de nettoyage étaient déduits de son salaire).
Les gouvernantes les plus à plaindre étaient celles qui étaient obligées d’aider financièrement quelqu’un d’autre à partir du maigre salaire qu’elles gagnaient ; en effet, elles terminaient souvent leurs vies « affamées, épuisées, aveugles, paralysées, folles, après avoir élevé neveux et nièces, s’être mises hors course pour le mariage, avoir résisté à des tentations dont seuls les désespérés peuvent comprendre la force, et avoir traversé des batailles dignes d’un roman ».
L’offre de gouvernantes étant largement supérieure à la demande, les filles les plus désespérées travaillaient gratuitement, ne cherchant qu’à avoir un toit au-dessus de leur tête. C’est ce que montre cette annonce parue dans le Times du 27 juin 1845:
Recherche gouvernante. Conditions avantageuses. Un foyer confortable –mais pas de salaire- est offert à toute dame souhaitant un emploi de gouvernante dans la famille d’un gentleman résidant à la campagne, afin d’enseigner à deux petites filles la musique, le dessin et l’anglais. Une bonne connaissance du français est demandée.
Les tâches d’une gouvernante, notamment lorsqu’elle était employée au sein d’une famille de la moyenne bourgeoisie (qui prenait souvent plaisir à humilier quelqu’un venant d’une classe supérieure), étaient monotones et décevantes. Lors d’occasions spéciales, la gouvernante pouvait être autorisée à entrer dans le salon, mais elle prenait ses repas dans la salle d’étude. L’héroïne du roman Agnès Grey d’Anne Brontë, une gouvernante, était forcée d’aller à l’église assise dans la voiture le dos tourné aux chevaux, et on l’obligeait à se tenir quelques pas derrière ses élèves lorsqu’elle marchait avec eux.
Les enfants et le personnel de maison ont rapidement compris que la gouvernante était une proie légitime. Aux yeux de presque tout gentleman, c’était une « femme taboue, à qui il était interdit d’accorder les privilèges habituels propres à leur sexe ». Les commerçants, échaudés par les rebuffades qu’ils recevaient de leurs supérieurs, se vengeaient sur les gouvernantes, spécimens de la classe supérieure offerts par le destin pour assouvir leur rancune. Ainsi, pour la plupart des gouvernantes, le rituel de la messe du dimanche était une agonie sociale.
Les élèves de la gouvernante la tourmentaient en refusant de suivre leurs leçons, en jetant son cartable au feu, ou en la forçant à les emmener au jardin pour jouer avec eux, sachant pertinemment que son repas solitaire était en train de refroidir. Les enfants les plus âgés cherchaient même à l’agresser, y compris sexuellement pour les garçons les plus téméraires.
Les années que **Charlotte Brontë a passées comme gouvernante lui ont laissé un durable sentiment d’amertume:
Seules celles qui ont été à une place de gouvernante peuvent connaître cet aspect sombre de la nature humaine « respectable », qui n’est pas porté vers le crime, mais qui s’autorise tous les jours à laisser aller son égoïsme et sa mauvaise humeur, jusqu’à ce que sa conduite envers ceux qui dépendent d’elle débouche sur une tyrannie telle qu’on préfèrerait en être la victime que celui qui l’inflige.
Quand Charlotte Brontë est devenue le célèbre auteur invité à prendre le thé chez le romancier William Makepeace Thackeray, elle était tellement mal à l’aise en société qu’elle préférait trouver refuge dans la compagnie de la gouvernante de la famille.
Les employeurs n’étaient cependant pas tous des tyrans. Tous ne surchargeaient pas leurs gouvernantes de travaux de couture, de nettoyage ou de commissions à faire ; tous ne leur refusaient pas la visite de leurs proches, ni n’empêchaient les jeunes hommes célibataires de s’approcher d’elles. Et les gouvernantes n’étaient pas toutes dociles ni n’avaient des manières de dames. Si leurs élèves étaient assez souples, les gouvernantes pouvaient parfois les terroriser, en toute impunité. Lucy Lyttelton, future Lady Frederick Cavendish, avait une gouvernante nommée Miss Nicholson, qui, confiait-elle à son journal, était « extrêmement sévère et prompte à [la] fouetter, [la] jugeant obstinée, dès que je montrais un peu de lenteur à comprendre». Miss Nicholson avait pour habitude d’aller montrer la jeune fille le long du bord de la mer à Brighton, les mains liées derrière son dos !
Faire preuve de cruauté était souvent un moyen pour la gouvernante de se protéger ; la grossièreté d’un enfant avait souvent une mauvaise influence sur elle. C’était aussi une manière de se venger du destin qui lui avait fait le mauvais tour de la placer dans une situation aussi servile et gênante. Les parents les plus ingénieux avaient la sagesse de traiter leurs gouvernantes avec douceur, car ils étaient conscients que leur cruauté pouvait avoir des conséquences néfastes sur leurs propres enfants. Une remarque acerbe à l’égard d’une gouvernante en apparence impassible pouvait résulter en quatre heures d’enfermement dans un placard sombre pour un jeune enfant en pleurs.
L’isolation sociale de la gouvernante engendrait solitude et névroses. La réformatrice Harriet Martineau a suggéré qu’il y ait une enquête concernant la proportion d’anciennes gouvernantes au sein de la population des asiles psychiatriques (ses doutes étaient fondés : cette proportion était, de fait, assez élevée). Des relations étranges pouvaient naître entre une gouvernante et son élève, comme l’a montré Henry James dans La Tour d’écrou, pouvant avoir des conséquences dramatiques pour chacun d’entre eux. Lorsqu’une gouvernante avait conscience d’être sous le charme, une difficulté supplémentaire était ajoutée à sa tâche.
La sensibilité torturée de ces gouvernantes leur donnait l’impression d’être traitée de façon bien pire qu’elles ne l’étaient réellement. En proportion, ces jeunes femmes n’étaient jamais traitées de façon aussi brutale que l’étaient les ouvrières, apprenties et minières. Même l’employeur le plus odieux aurait réfléchi à deux fois avant de s’en prendre à une gouvernante !
L’ère victorienne n’était cependant pas entièrement dépourvue de bonnes intentions, et des actions ont été engagées pour rendre le sort des gouvernantes plus agréable (ou en tous cas moins pesant). Mais étant donné le grand nombre de femmes relativement instruites et en l’absence d’autres emplois appropriés, il y avait toujours trop de gouvernantes. Le but de toute gouvernante était d’ouvrir sa propre école : dans la vraie vie, les sœurs Brontë ont essayé et échoué, mais dans le roman de Wilkie Collins No Name, la sœur de Miss Garth a réussi. Même dans les romans, cependant, les échecs étaient souvent plus nombreux que les réussites.
Les membres opprimés de cette profession ont pour la première fois réussi à améliorer leurs conditions de travail en créant une œuvre de charité dédiée aux gouvernantes (the Governesses’ benevolent Association) en 1841 ; en 1846, cette association a ouvert un foyer sur Haricy Street pour ses membres : une fois sorties, elles pouvaient ensuite travailler. L’association a également établi un système d’annuités pour les gouvernantes trop âgées pour travailler, de façon à garantir quatre annuités de quinze livres chacune d’ici la fin de l’année 1847 ; malheureusement, il y avait quatre-vingt-dix candidates à ces annuités. Au fur et à mesure que le siècle passait, de nouvelles opportunités se sont présentées pour les jeunes filles bien nées dans d’autres types d’emplois, et la pression sociale et économique pesant sur elles s’est quelque peu relâchée. Etre une gouvernante n’a cependant jamais été une sinécure, le spectre de temps anciens plus difficiles étant toujours bien présent. On pourrait soutenir que les gouvernantes ont choisi cette vie de leur plein gré, et qu’elles auraient pu décider de gagner leur vie autrement, en cousant des chemises ou en fabriquant des chapeaux par exemple. Mais nombre d’entre elles essayaient de s’approcher d’un simulacre de vie aisée, et acceptaient les humiliations que leur position impliquait. Il est difficile de les blâmer. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui disposent d’une bonne éducation sans trouver d’opportunités correspondantes.
Références
Pearsall, Ronald. Night's Black Angels: The Forms and Faces of Victorian Cruelty. London: 1975.
Last modified 9 janvier 2012