[Text prepared by Ian Johnston, Malaspina University c. 2001. Reformatted in 2020 by George P. Landow].

Cependant l'idée de cette recherche était bien naturelle. Comment ne voyait-on pas que c'est aux fossiles seuls qu'est due la naissance de la théorie de la terre; que, sans eux, l'on n'aurait peut-être jamais songé qu'il y ait eu dans la formation du globe des époques successives, et une série d'opérations différentes? Eux seuls, en effet, donnent la certitude que le globe n'a pas toujours eu la même enveloppe, par la certitude où l'on est qu'ils ont dû vivre à la surface avant d'être ainsi ensevelis dans la profondeur. Ce n'est que par analogie que l'on a étendu aux terrains primitifs la conclusion que les fossiles fournissent directement pour les terrains secondaires; et, si'il n'y avait que des terrains sans fossiles, personne ne pourrait soutenir que ces terrains n'ont pas été formés tous ensemble.

C'est encore par les fossiles, toute légère qu'est restée leur connaissance, que nous avons reconnu le peu que nous savons sur la nature des révolutions du globe. Ils nous ont appris que les couches qui les recèlent ont été déposées paisiblement dans un liquide; que leurs variations ont correspondu à celles du liquide; que leur mise à nu a été occasionée par le transport de ce liquide; que cette mise à nu a eu lieu plus d'une fois: rien de tout cela ne serait certain sans les fossiles.

L'étude de la partie minérale de la géologie, qui n'est pas moins nécessaire, qui même est pour les arts pratiques d'une utilité beaucoup plus grande, est cependant beaucoup moins instructive par rapport à l'object dont il s'agit.

Nous sommes dans l'ignorance la plus absolue sur les causes qui ont pu faire varier les substances dont les couches se composent; nous ne connaissons pas même les agens qui ont pu tenir certaines d'entre elles en dissolution; et l'on dispute encore sur plusieurs, si elles doivent leur origine à l'eau ou au feu. Au fond l'on a pu voir ci-devant que l'on n'est d'accord que sur un seul point; savoir, que la mer a changé de place. Et comment le sait-on, si ce n'est par les fossiles?

Les fossiles, qui ont donné naissance à la théorie de la terre, lui ont donc fourni en même temps ses principales lumières, les seules qui jusqu'ici aient été généralement reconnues.

Cette idée est ce qui nous a encouragé à nous en occuper; mais ce champ est immense: un seul homme pourrait à peine en effleurer une faible partie. Il fallait donc fair un choix, et nous le fîmes bientôt. La classe de fossiles qui fait l'objet de cet ourvrage nous attacha dès le premier abord, parce que nous vîmes qu'elle est à la fois plus féconde en conséquences précises, et cependant moins connue, et plus riche en nouveaux sujets de recherches (26).

Importance spéciale des os fossiles de quadrupèdes

Il est sensible en effet, que les ossemens de quadrupèdes peuvent conduire, par plusieurs raisons, à des résultats plus rigoureux qu'aucune autre dépouille de corps organisés.

Premièrement, ils caractérisent d'une manière plus nette les révolutions qui les ont affectés. Des coquilles annoncent bien que la mer existait où elles se sont formées; mais leurs changemens d'espèces pourraient à la rigueur provenir de changemens légers dans la nature du liquide, ou seulement dans sa température. Ils pourraient avoir tenu à des causes encore plus accidentelles. Rien ne nous assure que, dans le fond de la mer, certaines espèces, certains genres mêmes, après avoir occupé plus ou moins long-temps des espaces déterminés, n'aient pu être chassé par d'autres. Ici, au contraire, tout est précis; l'apparition des os de quadrupèdes, surtout celle de leurs cadavres entiers dans les couches, annonce, ou que la couche même qui les porte était autrefois à sec, ou qu'il s'était au moins formé une terre sèche dans le voisinage. Leur disparition rend certain que cette couche avait été inondée, ou que cette terre sèche avait cessé d'exister. C'est donc par eux que nous apprenons, d'une manière assurée, le fait important des irruptions répétées de la mer, dont les coquilles et les autres produits marins à eux seuls ne nous auraient pas instruits; et c'est par leur étude approfondie que nous pouvons espérer de reconnaître le nombre et les époques de ces irruptions.

Secondement, la nature des révolutions qui ont altéré la surface du globe a dû exercer sur les quadrupèdes terrestres une action plus complète que sur les animaux marins. Comme ces révolutions ont, en grande partie, consisté en déplacemens du lit de la mer, et que les eaux devaient détruire tous les quadrupèdes qu'elles atteignaient, si leur irruption a été générale, elle a pu faire périr la classe entière, ou, si elle n'a porté à la fois que sur certains continens, elle a pu anéantir au moins les espèces propres à ces continens, sans avoir la même influence sur les animaux marins. Au contraire, des millions d'individus aquatiques ont pu être laissés à sec, ou ensevelis sous des couches nouvelles, ou jetés avec violence à la côte, et leur race être cependant conservée dans quelques lieux plus paisibles, d'où elle se sera de nouveau propagée après que l'agitation des mers aura cessé.

Troisièmement, cette action plus complète, est aussi plus facile à saisir; il est plus aisé d'en démontrer les effets, parce que le nombre des quadrupèdes étant borné, la plupart de leurs espèces, au moins les grandes, étant connues, on a plus de moyens de s'assurer si des os fossiles appartiennent à une d'elles, ou s'ils viennent d'une espèce perdue. Comme nous sommes, au contraire, fort loin de connaître tous les coquillages et tous les poissons de la mer; comme nous ignorons probablement encore la plus grande partie de ceux qui vivent dans la profondeur, il est impossible de savoir avec certitude si une espèce qui l'on trouve fossile n'existe pas quelque part vivante. Aussi voyons-nous des savans s'opiniâtrer à donner le nom de coquilles pélagiennes, c'est-à-dire, de coquilles de la haute mer, aux bélemnites, aux cornes d'ammon, et aux autres dépouilles testacées qui n'ont encore été vues que dans les couches anciennes, voulant dire par-là, si on ne les a point encore découvertes dans l'état de vie, c'est qu'elles habitent à des profondeurs inaccessibles pour nos filets.

Sans doute les naturalistes n'ont pas encore traversé tous les continens, et ne connaissent pas même tous les quadrupèdes qui habitent les pays qu'ils ont traversés. On découvre de temps en temps des espèces nouvelles de cette classe; et ceux qui n'ont pas examiné avec attention toutes les circonstances de ces découvertes pourraient croire aussi que les quadrupèdes inconnus dont on trouve les os dans nos couches sont restés jusqu'à présent cachés dans quelques îles qui n'ont pas été recontrées par des navigateurs, ou dans quelques-uns des vastes déserts qui occupent le milieu de l'Asie, de l'Afrique, des deux Amériques et de la Nouvelle-Hollande.

Il y a peu d'espérance de découvrir de nouvelle espèces de grands quadrupèdes

Cependant, que l'on examine bien quelles sortes de quadrupèdes l'on a découvertes récemment, et dans quelles circonstances on les a découvertes, et l'on verra qu'il reste peu d'espoir de trouver un jour celles que nous n'avons encore vues que fossiles.

Les îles d'étendu médiocre, et placées loin des grandes terres, ont très-peu de quadrupèdes, la plupart fort petits: quand elles en possèdent de grands, c'est qu'ils y ont été apportés d'ailleurs. Bougainville et Cook n'ont trouvé que des cochons et des chiens dans les îles de la mer du Sud. Les plus grands quadrupèdes des Antilles étaient les agoutis.

A la vérité les grandes terres, comme l'Asie, l'Afrique, les deux Amériques et la Nouvelle-Hollande ont de grands quadrupèdes, et généralement des espèces propres à chacune d'elles; en sorte que toutes les fois que l'on a découvert de ces terres que leur situation avait tenues isolées du reste du monde, on y a trouvé la classe des quadrupèdes entièrement différente de ce qui existait ailleurs. Ainsi, quand les Espagnols parcoururent pour la premiére fois l'Amérique méridionale, ils n'y trouvèrent pas un seul des quadrupèdes de l'Europe, de l'Asie, ni de l'Afrique. Le puma, le jaguar, le tapir, le cabiai, le lama, la vigogne, les paresseux, les tatous, les sarigues, tous les sapajous, furent pour eux des êtres entièrement nouveaux, et dont ils n'avaient nulle idée. Le même phénomène s'est renouvelé de nos jours quand on a commencé à examiner les côtes de la Nouvelle-Hollande et les îles adjacentes. Les divers kanguroos, les phascolomes, les dasyures, les péramèles, les phalangers volans, les ornithorinques, les échidnés sont venus étonner les naturalistes par des conformations étranges qui rompaient toutes les règles, et échappaient à tous les systèmes.

Si donc il restait quelque grand continent à découvrir, on pourrait encore espérer de connaître de nouvelles espèces, parmi lesquelles il pourrait s'en trouver de plus ou moins semblables à celles dont les entrailles de la terre nous ont montré les dépouilles; mais il suffit de jeter un coup d'oeil sur la mappemonde, de voir les innombrables directions selon lesquelles les navigateurs ont sillonné l'Océan, pour juger qu'il ne doit plus y avoir de grande terre, à moins qu'elle ne soit vers le pôle austral, où les glaces n'y laisseraient subsister aucun reste de vie.

Ainsi ce n'est que de l'intérieur des grandes parties du monde que l'on peut encore attendre des quadrupèdes inconnus.

Or, avec un peu de réflexion, on verra bientôt que l'attente n'est guère plus fondée de ce côté que de celui des îles.

Sans doute le voyageur européen ne parcourt pas aisément de vastes étendues de pays, désertes, ou nourrissant seulement des peuplades féroces; et cela est surtout vrai à l'égard de l'Afrique: mais rien n'empêche les animaux de parcourir ces contrées en tous sens, et de se rendre vers les côtes. Quand il y aurait entre les côtes et les déserts de l'intérieur de grandes chaînes de montagnes, elles seraient toujours interrompues à quelques endroits pour laisser passer les fleuves; et, dans ces déserts brûlans, les quadrupèdes suivent de préférence les bords des rivières. Les peuplades des côtes remontent aussi ces rivières, et prennent promptement connaissance, soit par elles-mêmes, soit par le commerce et la tradition des peuplades supérieures, de toutes les espèces remarquables qui vivent jusque vers les sources.

Il n'a donc fallu à aucune époque un temps bien long pour que les nations civilisées qui ont fréquenté les côtes d'un grand pays en connussent assez bien les animaux considérables, ou frappans par leur configuration.

Les faits connus répondent à ce raisonnement. Quoique les anciens n'aient point passé l'Imaüs et le Gange, en Asie, et qu'ils n'aient pas été fort loin, en Afrique, au midi de l'Atlas, ils ont réellement connu tous les grands animaux de ces deux parties du monde; et, s'ils n'en ont pas distingué toutes les espèces, ce n'est point parce qu'ils n'avaient pu les voir, ou en entendre parler, mais parce que la ressemblance de ces espèces n'avait pas permis d'en reconnaître les caractères. La seule grande exception que l'on puisse m'opposer est le tapir de Malacca, récemment envoyé des Indes par deux jeunes naturalistes de mes élèves, MM. Duvaucel et Diard, et qui forme en effet l'une des plus belles découvertes dont l'histoire naturelle se soit enrichie dans ces derniers temps.

Les anciens connaissaient très-bien l'éléphant, et l'histoire de ce quadrupède est plus exacte dans Aristote que dans Buffon.

Ils n'ignoraient même pas une partie des différences qui distinguent les éléphans d'Afrique de ceux d'Asie (27).

Ils connaissaient les rhinocéros à deux cornes que l'Europe moderne n'a point vus vivans. Domitien en montra à Rome, et en fit graver sur des médailles. Pausanias les décrit fort bien.

Le rhinocéros unicorne, tout éloignée qu'est sa patrie, leur était également connu. Pompée en fit voir un à Rome. Strabon en décrivit exactement un autre à Alexandrie (28).

Le rhinocéros de Sumatra décrit par M. Bell, et celui de Java découvert et envoyé par MM. Duvaucel et Diard, ne paraissent point habiter le continent. Ainsi il n'est point étonnant que les anciens les ignorassent: d'ailleurs ils ne les auraient peut-être pas distingués.

L'hippopotame n'a pas été si bien décrit que les espèces précédentes; mais on en trouve des figures très-exactes sur les monumens laissés par les Romains, et représentant des choses relative à l'égypte, telles que la statue du Nil, la mosaïque de Palestrine, et un grand nombre de médailles. En effect, les Romains en ont vu plusieurs fois; Scaurus, Auguste, Antonin, Commode, Héliogabale, Philippe et Carin (29) leur en montrèrent.

Les deux espèces de chameaux, celle de Bactriane et celle d'Arabie, sont déjà fort bien décrites et caractérisées par Aristote (30).

Les anciens on connu la girafe, ou chameau-léopard; on en a même vu une vivante à Rome, dans le cirque, sous la dictature de Jules César, l'an de Rome 708; il y en avait eu dix de rassemblées par Gordien III, qui furent tuées aux jeux séculaires de Philippe (31), ce qui doit étonner nos modernes qui n'en ont vu qu'une seule dans le quinzième siècle (32).

Si on lit avec attention les descriptions de l'hippopotame, données par Hérodote et par Aristote, et que l'on croit empruntées d'Hécatée de Milet, on trouvera qu'elles doivent avoir été composées avec celles de deux animaux différens, dont l'un était peut-être le véritable hippopotame, et dont l'autre était certainement le gnou (Antilope gnu, Gmel.), ce quadrupède dont nos naturalistes n'ont entendu parler qu'à la fin du dix-huitième siècle. C'était le même animal dont on avait des relations fabuleuses sous le nom de catoblepasou de catablepon(33).

Le sanglier d'éthiopie d'Agatharchides, qui avait des cornes, était bien notre sanglier d'éthiopie d'aujourd'hui, dont les énormes défenses méritent presque autant le nom de cornes que les défenses de l'éléphant (34).

Le bubale, le nagor sont décrits par Pline (35); la gazelle, par élien (36); l'oryx, par Oppien (37); l'axis l'était dès le temps de Ctésias (38); l'algazel et la corine sont parfaitement représentés sur les monumens égyptiens (39).

élien décrit bien le yak, ou bos grunniens, sous le nom de boeuf dont la queue sert à faire des chasse-mouches (40).

Le buffle n'a pas été domestique chez les anciens; mais le boeuf des Indes, dont parle élien (41), et qui avait des cornes assez grandes pour tenir trois amphores, était bien la variété du buffle, appelée arni.

Et même ce boeuf sauvage à cornes déprimées, qu'Aristote place dans l'Arachosie (42), ne peut être que le buffle ordinaire.

Les anciens ont connu les boeufs sans cornes (43); les boeufs d'Afrique, dont les cornes attachées seulement à la peau se remuaient avec elle (44); les boeufs des Indes, aussi rapides à la course que des chevaux (45); ceux qui ne surpassent pas un bouc en grandeur (46); les moutons à large queue (47); ceux des Indes, grands comme des ânes (48).

Toutes mêlées de fables que sont les indications données par les anciens sur l'aurochs, sur le renne, et sur l'élan, elles prouvent toujours qu'ils en avaient quelque connaissance; mais que cette connaissance, fondée sur le rapport de peuples grossiers, n'avait point été soumise à une critique judicieuse (49).

Ces animaux habitent toujours les pays que les anciens leur assignent, et n'ont disparu que dans les contrées trop cultivées pour leurs habitudes; l'aurochs, l'élan, vivent encore dans les forêts de la Lithuanie qui se continuaient autrefois avec le forêt Hercynienne. Il y a des aurochs au nord de la Grèce comme du temps de Pausanias. Le renne vit dans le nord, dans les pays glacés où il a toujours vécu; il y change de couleur, non pas à la volonté mais suivant les saisons. C'est par suite de méprises à peine excusables qu'on a supposé qu'il s'en trouvait au quatorzième siècle dans les Pyrénées (50).

L'ours blanc a été vu même en égypte sous les Ptolomées (51).

Les lions, les panthères, étaient communs à Rome dans les jeux: on les y voyait par centaines; on y a vu même quelques tigres; l'hyène rayée, le crocodile du Nil y ont paru. Il y a dans les mosaïques antiques, conservées à Rome, d'excellens portraits des plus rares de ces espèces; on voit entre autres l'hyène rayée, parfaitement représentée dans un morceau conservé au Muséum du Vatican; et, pendant que j'étais à Rome (en 1809), on découvrit, dans un jardin du côté de l'arc de Galien, un pavé en mosaïque de pierres naturelles assorties à la manière de Florence, représentant quatre tigres de Bengale supérieurement rendus.

Le Muséum du Vatican possède un crocodile en basalte, d'une exactitude presque parfaite (52). On ne peut guère douter que l'hippotigrene fût le zèbre, qui ne vient cependant que des parties méridionales de l'Afrique (53).

Il serait facile de montrer que presque toutes les espèces un peu remarquables de singes ont été assez distinctement indiquées par les anciens, sous les noms de pithèques, de sphinx, de satyres, de cébus, de cynocéphales, de cercopithèques (54).

Ils ont connu et décrit jusqu'à d'assez petites espèces de rongeurs, quand elles avaient quelque conformation ou quelque propriété notable (55). Mais les petites espèces ne nous importent point relativement à notre objet, et il nous suffit d'avoir montré que toutes les grandes espèces remarquables par quelque caractère frappant, que nous connaissons aujourd'hui en Europe, en Asie et en Afrique, étaient déjà connues des anciens, d'où nous pouvons aisément conclure que s'ils ne font pas mention des petites, ou s'ils ne distinguent point celles qui se ressemblent trop, comme les diverses gazelles et autres, ils en ont été empêchés par le défaut d'attention et de méthode, plutôt que par les obstacles du climat. Nous conclurons également que si dix-huit ou vingt siècles, et la circumnavigation de l'Afrique et des Indes, n'ont rien ajouté en ce genre à ce que les anciens nous on appris, il n'y a pas d'apparence que les siècles qui suivront apprennent beaucoup à nos neveux.

Mais peut-être quelqu'un fera-t-il un argument inverse, et dira que non-seulement les anciens, comme nous venons de le prouver, ont connu autant de grands animaux que nous, mais qu'ils en ont décrit plusieurs que nous n'avons pas; que nous nous hâtons trop de regarder ces animaux comme fabuleux; que nous devons les chercher encore avant de croire avoir épuisé l'histoire de la création existant; enfin que parmi ces animaux prétendus fabuleux se trouveront peut-être, lorsqu'on les connaîtra mieux, les originaux de nos ossemens d'espèces inconnues. Quelques-uns penseront même que ces monstres divers, ornemens essentiels de l'histoire héroïque de presque tous les peuples, sont précisément ces espèces qu'il a fallu détruire pour permettre à la civilisation de s'établir. Ainsi les Thésée et les Bellérophon auraient été plus heureux que tous nos peuples d'aujourd'hui, qui ont bien repoussé les animaux nuisibles, mais qui ne sont encore parvenus à en exterminer aucun.

Il est facile de répondre à cette objection en examinant les descriptions de ces êtres inconnus, et en remontant à leur origine.

Les plus nombreux ont une source purement mythologique, et leurs descriptions en portent l'empreinte irrécusable; car on ne voit dans preque toutes que des parties d'animaux connus, réunies par une imagination sans frein, et contre toutes les lois de la nature.

Ceux qu'ont inventés ou arrangés les Grecs ont au moins de la grâce dans leur composition; semblables à ces arabesques qui décorent quelques restes d'édifices antiques, et qu'a multipliés le pinceau fécond de Raphaël, les formes qui s'y marient, tout en répugnant à la raison, offrent à l'oeil des contours agréables; ce sont des produits légers d'heureux songes; peut-être des emblèmes dans le goût oriental, où l'on prétendait voiler sous des images mystiques quelques propositions de métaphysique ou de morale. Pardonnons à ceux qui emploient leur temps à découvrir la sagesse cachée dans le sphinx de Thébes, ou dans le pégase de Thessalie, ou dans le minotaure de Crète, ou dans la chimère de l'épire; mais espérons que personne ne les cherchera sérieusement dans la nature: autant vaudrait y chercher les animaux de Daniel, ou la bête de l'Apocalypse.

N'y cherchons pas davantage les animaux mythologiques des Perses, enfans d'une imagination encore plus exaltée; cette martichore ou destructeur d'hommes, qui porte une tête humaine sur un corps de lion, terminé par une queue de scorpion (56); ce griffon ou gardeur de trésors, à moitié aigle, à moitié lion (57); ce cartazonon (58) ou âne sauvage, dont le front est armé d'une longue corne.

Ctésias, qui a donné ses animaux pour existans, a passé, chez beaucoup d'auteurs, pour un inventeur de fables, tandis qu'il n'avait fait qu'attribuer de la réalité à des figures emblématiques. On a retrouvé ces compositions fantastiques sculptées dans les ruines de Persépolis (59); que signifiaient-elles? Nous ne le saurons probablement jamais; mais à coup sûr elles ne représentent pas des êtres réels.

Agatharchides, cet autre fabricateur d'animaux, avait probablement puisé à une source analogue: les monumens de l'égypte nous montrent encore des combinaisons nombreuses de parties d'espèces diverses: les dieux y sont souvent représentés avec un corps humain et une tête d'animal; on y voit des animaux avec des têtes d'homme, qui ont produit les cynocéphales, les sphinx et les satyres des anciens naturalistes. L'habitude d'y représenter dans un même tableau des hommes de tailles très-différentes, le roi ou le vainqueur gigantesque, les vaincus ou les sujets trois ou quatre fois plus petits, aura donné naissance à la fable des pygmées. C'est dans quelque recoin d'un de ces monumens qu'Agatharchides aura vu son taureau carnivore, dont la gueule, fendue jusqu'aux oreilles, n'épargnait aucun autre animal (60), mais qu'assurément les naturalistes n'avoureront pas, car la nature ne combine ni des pieds fourchus, ni des cornes, avec des dents tranchantes.

Il y aura peut-être eu bien d'autres figures tout aussi étranges, ou dans ceux de ces monumens qui n'ont pu résister au temps, ou dans les temples de l'éthiopie et de l'Arabie, que les Mahométans et les Abyssins ont détruits par zèle religieux. Ceux de l'Inde en fourmillent; mais les combinaisons en sont trop extravagantes pour avoir trompé quelqu'un; des monstres à cent bras, à vingt têtes toutes différentes, sont aussi par trop monstrueux.

Il n'est pas jusqu'aux Japonais et aux Chinois qui n'aient des animaux imaginaires qu'ils donnent comme réels, qu'ils représentent même dans leurs livres de religion. Les Mexicains en avaient. C'est l'habitude de tous les peuples, soit aux époques où leur idolâtrie n'est point encore raffinée, soit lorsque le sense de ces combinaisons emblématiques a été perdu. Mais qui oserait prétendre trouver dans la nature ces enfans de l'ignorance ou de la superstition?

Il sera arrivé cependant que des voyageurs, pour se faire valoir, auront dit avoir observé ces êtres fantastiques, ou que, faute d'attention, et trompés par une ressemblance légère, ils auront pris pour eux des êtres réels. Les grands singes auront paru de vrais cynocéphales, de vrais sphinx, de vrais hommes à queue; c'est ainsi que saint Augustin aura cru avoir vu un satyre.

Quelques animaux véritables mal observés et mal décrits, auront aussi donné naissance à des idées monstrueuses, bien que fondées sur quelque réalité; ainsi l'on ne peut douter de l'existence de l'hyène, quoique cet animal n'ait pas le cou soutenu par un seul os (61), et qu'il ne change pas chaque année de sexe, comme le dit Pline (62); ainsi le taureau carnivore n'est peut-être qu'un rhinocéros à deux cornes dénaturé. M. de Weltheim prétend bien que les fourmis aurifères d'Hérodote, sont des corsacs.

L'un des plus fameux, parmi ces animaux des anciens, c'est la licorne. On s'est obstiné jusqu'à nos jours à la chercher, ou du moins à chercher des argumens pour en soutenir l'existence. Trois animaux sont fréquemment mentionnés chez les anciens comme n'ayant qu'une corne au milieu du front. L'oryx d'Afrique, qui a en même temps le pied fourchu, le poil à contre-sens (63), une grande taille, comparable à celle du boeuf (64) ou même du rhinocéros (65), et que l'on s'accorde à rapprocher des cerfs et des chèvres pour la forme (66); l'âne des Indes, qui est solipède, et le monocéros proprement dit, dont les pieds sont tantôt comparés à ceux du lion (67), tantôt à ceux de l'élephant (68), qui est par conséquent censé fissipède. Le cheval (69) et le boeuf unicornes se rapportent l'un et l'autre, sans doute, à l'âne des Indes, car le boeuf même est donné comme solipède (70). Je me demande; si ces animaux existaient comme espèces distinctes, n'en aurions-nous pas au moins les cornes dans nos cabinets? Et quelles cornes impaires y possédons-nous, si ce n'est celles du rhinocéros et du narval?

Comment, après cela, s'en rapporter à des figures grossières tracées par des sauvages sur des rochers (71)? Ne sachant pas la perspective, et voulant représenter une antilope à cornes droites de profil, ils n'auront pu lui donner qu'une corne, et voilà sur-le-champ un oryx. Les oryx des monumens égyptiens ne sont probablement aussi que des produits du style raide, imposé aux artistes de ce pays par la religion. Beaucoup de leurs profils de quadrupèdes n'offrent qu'une jambe devant et une derrière; pourquoi auraient-ils montré deux cornes? Peut-être est-il arrivé de prendre à la chasse des individus qu'un accident avait privés d'une corne, comme il arrive assez souvent aux chamois et aux saïgas, et cela aura suffi pour confirmer l'erreur produite par ces images. C'est probablement ainsi que l'on a trouvé nouvellement la licorne dans les montagnes du Thibet.

Tous les anciens, au reste, n'ont pas non plus réduit l'oryx à une seule corne; Oppien lui en donne expressément plusieurs (72), et élien cite des oryx qui en avaient quatre (73); enfin si cet animal était ruminant et à pied forchu, il avait à coup sûr l'os du front divisé en deux, et n'aurait pu, suivant la remarque très-juste de Camper, porter une corne sur la suture.

Mais, dira-t-on, quel animal à deux cornes a pu donner l'idée de l'oryx, et présente les traits que l'on rapporte de sa conformation, même en faisant abstraction de l'unité de corne? Je réponds, avec Pallas, que c'est l'antilope à cornes droites, mal à propos nommé pasanpar Buffon. (Antilope oryx, Gmel.) Elle habite les deserts de l'Afrique, et doit venir jusqu'aux confins de l'égypte; c'est elle que les hiéroglyphes paraissent représenter; sa forme est assez celle du cerf; sa taille égale celle du boeuf; son poil du dos est dirigé vers la tête; ses cornes forment des armes terribles, aiguës comme des dards, dures comme du fer; son poil est blanchâtre; sa face porte des traits et des bandes noires: voilà tout ce qu'en ont dit les naturalistes; et, pour les fables des prêtres d'égypte qui ont motivé l'adoption de son image parmi les signes hiéroglyphiques, il n'est pas nécessaire qu'elles soient fondées en nature. Qu'on ait donc vu un oryx privé d'une corne; qu'on l'ait pris pour un être régulier, type de toute l'espèce; que cette erreur adoptée par Aristote ait été copiée par ses successeurs, tout cela est possible, naturel même, et ne prouvera cependant rien pour l'existence d'une espèce unicorne.

Quant à l'âne des Indes, qu'on lise les propriétés anti-vénéneuses attribuées à sa corne par les anciens, et l'on verra qu'elles sont absolument les mêmes que les Orientaux attribuent aujourd'hui à la corne du rhinocéros. Dans les premiers temps où cette corne aura été apportée chez les Grecs, ils n'auront pas encore connu l'animal qui la portait. En effet, Aristote ne fait point mention du rhinocéros, et Agatharchides est le premier qui l'ait décrit. C'est ainsi que les anciens ont eu de l'ivoire long-temps avant de connaître l'éléphant. Peut-être même quelques-uns de leurs voyageurs auront-ils nommé le rhinocéros âne des Indes, avec autant de justesse que les Romains avaient nommé l'éléphant boeuf de Lucanie. Tout ce qu'on dit de la force, de la grandeur et de la férocité de cet âne sauvage, convient d'ailleurs très-bien au rhinocéros. Par la suite ceux qui connaissaient mieux le rhinocéros, trouvant dans des auteurs antérieurs cette dénomination d'âne des Indes, l'auront prise, faute de critique, pour celle d'un animal particulier; enfin de ce nom l'on aura conclu que l'animal devait être solipède. Il y a bien une description plus détaillée de l'âne des Indes par Ctésias (74), mais nous avons vu plus haut qu'elle a été faite d'après les bas-reliefs de Persépolis; elle ne doit donc entrer pour rien dans l'histoire positive de l'animal.

Quand enfin il sera venu des description un peu plus exactes qui parlaient d'un animal à une seule corne, mais à plurieurs doigts, l'on en aura fait encore une troisième espèce, sous le nom de moncéros. Ces sortes de doubles emplois sont d'autant plus fréquens dans les naturalistes anciens, que presque tous ceux dont les ouvrages nous restent étaient de simples compilateurs; qu'Aristote lui-même a fréquemment mêlé des faits empruntés ailleurs avec ceux qu'il a observé lui-même; qu'enfin l'art de la critique était aussi peu connu alors des naturalistes que des historiens, ce qui est beaucoup dire.

De tous ces raisonnemens, de toutes ces digressions, il résulte que les grands animaux que nous connaissons dans l'ancient contient étaient connus des anciens; et que les animaux décrits par les anciens, et inconnu de nos jours, étaient fabuleux; il en résulte donc aussi qu'il n'a pas fallu beaucoup de temps pour que les grands animaux des trois premières parties du monde fussent connus des peuples qui en fréquentaient les côtes.

On peut en conclure que nous n'avons de même aucune grande espèce à découvrir en Amérique. S'il y en existait, il n'y aurait aucune raison pour que nous ne les connussions pas; et en effet, depuis cent cinquante ans, on n'y en a découvert aucune. Le tapir, le jaguar, le puma, le cabiai, le lama, la vigogue, le loup rouge, le buffalo ou bison d'Amérique, les fourmiliers, les paresseux, les tatous, sont déjà dans Margrave et dans Hernandès comme dans Buffon; on peut même dire qu'ils y sont mieux, car Buffon a embrouillé l'histoire des fourmilliers, méconu le jaguar et le loup rouge, et confondu le bison d'Amérique avec l'aurochs de Pologne. A la vérité Pennant est le premier naturaliste qui ait bien distingué le petit boeuf musqué; mais il était depuis long-temps indiqué par les voyageurs. Le cheval à pied fourchus, de Molina, n'est point décrit par les premiers voyageurs espagnols; mais il est plus que douteux qu'il existe, et l'autorité de Molina est trop suspecte pour le faire adopter. Il serait possible de mieux caractériser, qu'ils ne le sont, les cerfs de l'Amérique et des Indes; mais il en est à leur égard, comme chez les anciens à l'égard des diverses antilopes; c'est faute d'une bonne méthode pour les distinguer, et non pas d'occasions pour les voir, qu'on ne les a pas mieux fait connaître. Nous pouvons donc dire que le mouflon des montagnes Bleues est jusqu'à présent le seul quadrupède d'Amérique un peu considérable, dont la découverte soit tout-à-fait moderne; et peut-être n'est-ce qu'un argali venu de la Sibérie sur la glace.

Comment croire, après cela, que les immenses mastodontes, les gigantesques mégathériums, dont on a trouvé les os sous la terre dans les deux Amériques, vivent encore sur ce continent? Comment auraient-ils échappé à ces peuplades errantes qui parcourent sans cesse le pays dans tous les sens, et qui reconnaissent elles-mêmes qu'ils n'y existent plus, puisqu'elles ont imaginé une fable sur leur destruction, disant qu'ils furent tués par le Grand Esprit, pour les empêcher d'anéantir la race humaine. Mais on voit que cette fable a été occasionée par la découverte des os, comme celle des habitans de la Sibérie sur leur mammoth, qu'ils prétendent vivre sous terre à la manière des taupes; et comme toutes celles des anciens sur les tombeaux de géans qu'ils plaçaient partout où l'on trouvait des os d'éléphans.

Ainsi l'on peut bien croire que si, comme nous le dirons tout à l'heure, aucune des grandes espèces de quadrupèdes aujourd'hui enfouies dans des couches pierreuses régulières, ne s'est trouvée semblable aux espèces vivantes que l'on connaît, ce n'est pas l'effet d'un simple hasard, ni parce que précisément ces espèces, dont on n'a que les os fossiles, sont cachées dans les déserts, et ont échappé jusqu'ici à tous les voyageurs: l'on doit au contraire regarder ce phénomène comme tenant à des causes générales, et son étude comme l'une des plus propres à nous faire remonter à la nature de ces causes.


Created 2001

Last modified 15 January 2020